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Pourquoi cette banane vaut bien 120.000$ ?

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Pourquoi cette banane vaut bien 120.000$ ?
Maurizio Cattelan, The Comedian, 2019, 3 exemplaires (+ 2 épreuves d’artiste).

Maurizio Cattelan, The Comedian, 2019, 3 exemplaires (+ 2 épreuves d’artiste).

Début décembre, le monde de l’art contemporain a eu droit à un de ses plus gros buzz de la décennie. La responsable : une banane scotchée au mur, vendue 120.000$ lors de la prestigieuse foire Art Basel Miami. On pourrait s’arrêter là. Crier au scandale et dénoncer un monde de l’art contemporain crapuleux et spéculatif, manipulé par les grandes fortunes.

Mais bien évidemment que non, on ne s’arrêtera pas là. Ma passion pour l’art contemporain et ma fascination pour son marché (bientôt diplômée d’un Master en Management du marché de l’art et fière de l’être !), m’empêchent de laisser le public juger l’oeuvre de Maurizio Cattelan avec ces seuls arguments. Alors, dans ces temps de protestations sociales, je lève mon poing, moi aussi, pour défendre la fameuse banane à 120.000$. Et je remercie Adeline et Samuel, les fondateurs de cette fabuleuse entreprise qu’est Artwork in promess, de me donner la parole aujourd’hui et de m’accorder toute leur confiance et leur soutien dans l’élaboration de cet article. 

Et si vous n’êtes toujours pas convaincu, relisez ces mots d’Emmanuel Perrotin, qu’il prononce au micro de la journaliste Géraldine Sarratia (8ème épisode du podcast “Le Goût de M”) :

Emmanuel Perrotin à côté de l’oeuvre The Comedian, sur son stand lors de la foire Art Basel Miami. Copyright : EPA/RHONA WISE

Emmanuel Perrotin à côté de l’oeuvre The Comedian, sur son stand lors de la foire Art Basel Miami. Copyright : EPA/RHONA WISE

« Si évidemment pour vous, je n’ai vendu qu’une banane à 120 000 $, forcément, je comprends que vous puissiez m’insulter. Mais est-ce que dans le même temps, ça viendrait à beaucoup de gens de venir insulter un film qu’ils n’ont jamais vu, un film qu’ils n’ont pas pris le temps de réellement regarder ? ».

Personnellement, je trouve qu’il a raison, alors essayons de regarder ensemble ce film incroyable sur l’histoire de la banane nommée sans hasard « The Comedian » (L’humoriste, pour les francophones).

Au commencement, Perrotin exposa la banane de Cattelan à Miami. 

Avant d’attribuer la triste note de 1 étoile sur 5 à l’oeuvre originaire du scandale, regardons de plus près dans quel contexte elle s’inscrit. Car oui c’est important pour la suite, vous verrez. 

« The Comedian » réalisée par l’artiste italien Maurizio Cattelan (59 ans) a été présentée sur le stand de la galerie Perrotin à la foire Art Basel Miami qui s’est tenue du 5 au 8 décembre 2019. Nous sommes donc déjà dans un contexte 100% marché de l’art : Art Basel Miami c’est l’une des plus grosses foires d’art contemporain, c’est un des rendez-vous incontournables pour tous les professionnels du monde de l’art, mais aussi et surtout pour les collectionneurs. Des centaines de galeristes internationaux s’échinent pour vendre leurs oeuvres aux prix les plus forts (c’est logique puisqu’ils payent une fortune pour louer un stand et participer à la foire). 

Vue de l’intérieur de la foire Art Basel Miami. Copyright : Art Basel Miami

Vue de l’intérieur de la foire Art Basel Miami. Copyright : Art Basel Miami

C’est donc dans ce contexte que le galeriste Emmanuel Perrotin, Français d’ailleurs (soyons fiers qu’un Français soit à l’origine d’un buzz mondial, non ?), présente l’oeuvre au public et donc la met en vente. Jusque là, vous pourriez me dire : « oui et ? ».

Et bien justement, Maurizio Cattelan ce n’est pas n’importe qui quand on a les pieds dans le milieu de l’art contemporain. Imaginez un petit instant si Avril Lavigne faisait son come back après bien 15 ans d’absence, avec un tube planétaire : que ce soit bon ou mauvais (au final là n’est pas la question), on aurait tous les yeux braqués sur la chanteuse.

Maurizio Cattelan était une véritable star de l’art contemporain au début des années 2000 et ses oeuvres ont pu atteindre des sommes faramineuses sur le marché (dernier record en date : son oeuvre la plus connue “Him” représentant Hitler agenouillée a été adjugée aux enchères pour 17 millions de $ en 2016). Véritable roi de la provocation (on pense aussi à son oeuvre représentant le Pape Jean Paul II écrasé par une météorite), l’artiste se fait depuis quelque temps discret, voire absent de la circulation artistique. Voilà 15 ans que son travail n’est pas présenté en foire et 7 ans qu’il a annoncé prendre sa « retraite » (on peut admirer une fois de plus l’art de la provocation : sachez qu’un artiste ne prend sa retraite que quand il est mort). 

Maurizio Cattelan, Him, 2001, Cire, cheveux humains, vêtements, résine polyester, 101 x 41 x 53 cm, 3 exemplaires, Courtesy Perrotin

Maurizio Cattelan, Him, 2001, Cire, cheveux humains, vêtements, résine polyester, 101 x 41 x 53 cm, 3 exemplaires, Courtesy Perrotin

Avec ces premiers éléments, mettons nous à la place du féru d’art contemporain, du fan de Maurizio Cattelan, du collectionneur (oui ça pourrait être moi) quand il voit que d’une part, Cattelan annonce son retour sur la scène artistique, qu’en plus il le fait dans un contexte marché de l’art (et non muséal) et surtout qu’il réutilise les codes propres à sa démarche artistique…  On est alors forcé de reconnaître le coup de génie, ou du moins accepter l’oeuvre telle qu’elle est, sans remettre en question sa qualité artistique. 

La banane, ultime représentation du marché de l’art ? 

Bon, à présent vous devriez me dire « d’accord, je comprends mieux, certes, mais elle veut dire quoi cette banane ? ». Et c’est là que ça se complique un peu. 

Maurizio Cattelan ne communique jamais sur ses œuvres. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’a rien à dire. Il faut alors regarder de plus près les autres réalisations de l’artiste et remonter un peu dans son passé (et dans l’histoire de l’art de manière générale) pour comprendre ses intentions. Oui, il faut maintenant se plonger dans le film, comme nous le conseillerait Monsieur Perrotin. 

Avant-toute chose, il faut rappeler qu’il est important de prendre l’oeuvre comme un concept (une idée) plutôt que dans sa matérialité. Gardez toujours à l’esprit que l’art contemporain n’est pas une question de technique ou de beauté (croyez-moi ça serait très ennuyant à la longue). D’ailleurs, quand un collectionneur achète l’oeuvre, il ne repart pas avec la banane, mais avec le « mode d’emploi ». Oui, oui, il achète en fait le concept lui permettant de recréer l’oeuvre chez lui, en changeant le fruit tous les 10 jours, en utilisant le bon ruban adhésif, en inclinant la banane de la bonne manière etc. 

(Mince, j’espère ne pas vous avoir perdu avec ce point… tenez-bon tout va se dénouer)

Bien. Durant toute sa carrière artistique, Maurizio Cattelan a montré le revers de la médaille de l’art contemporain et de son marché. Et plutôt que de faire ses critiques à distance ou pointer du doigt les « pourris » du milieu, il a toujours attaqué depuis l’intérieur du monde de l’art, avec ses oeuvres. En 1999 par exemple, c’est son marchand italien qui se prête au jeu de la critique. Massimo De Carlo est attaché pendant toute l’ouverture de son exposition à un mur blanc, au-dessus du sol, affaissé et l’air faiblard. Comment est-il fixé au mur ? Avec du ruban adhésif, du type Gaffer… What a surprise, le même qui maintient la banane scotchée au mur ! Hasard ? Maurizio Cattelan cherche-t-il une fois de plus à placer le marché de l’art sur le mur, affaissé et pitoyable ? Compare-t-il le marché à une banane ? (Et là on peut y aller sur la symbolique de la banane, je laisse place à votre imagination).

Maurizio Cattelan, A perfect Day, 1999, Photographie couleur, plexiglas, aluminium, 258 x 192 cm, 10 exemplaires, Courtesy Perrotin. Photographie : Armin Linke.

Maurizio Cattelan, A perfect Day, 1999, Photographie couleur, plexiglas, aluminium, 258 x 192 cm, 10 exemplaires, Courtesy Perrotin. Photographie : Armin Linke.

Maurizio Cattelan ne cherche pas à tromper son public. Il a conscience qu’aujourd’hui, l’art est enfermé dans différents systèmes économiques, sociaux et historiques. Quand ce n’est pas l’argent qui freine la production artistique, c’est l’opinion publique ou encore les propres doutes de l’artiste. Et c’est pourquoi il est selon moi l’un des meilleurs artistes du 21ème siècle : là où certains choisissent la facilité du jugement, du piège ou de la tromperie, Maurizio Cattelan assume son intention à 1000% et va au bout de sa démarche : oui il critique le marché de l’art et tant qu’à faire il le fait au sein même du marché, avec l’aide de son galeriste et le soutien des collectionneurs. Au final tous les acteurs se retrouvent face à leur condition, et l’artiste, lui aussi : Cattelan critique le marché de l’art, pourtant c’est grâce à lui qu’il produit et s’exprime. 

La ruée vers l’or.

A ce stade, vous me direz « ah oui effectivement, vu comme ça c’est pas mal quand même ». Mais je vous vois venir : « ça vaut vraiment 120 000$ ?! ». Et c’est tout à fait normal, arrêtons de faire les pudiques quand il est question d’argent. Petite explication. 

Dans un premier temps, c’est une question de cote. Je pense que vous seriez d’accord avec moi sur le fait qu’il serrait illogique de trouver sur le marché une paire de Nike collector pour 20€ (en soit le coût de production d’une paire de basket). En art, comme pour les autres biens de consommation, il s’agit d’économie, d’offre et de demande, de marketing et de notoriété. Maurizio Cattelan avait une cote très élevée au début des années 2000 qui s’est affaiblie récemment. Donc très objectivement, quand on connaît un peu les derniers résultats de l’artiste sur le marché, 120 000 $ pour 1 exemplaire (ah oui l’oeuvre est disponible en 5 exemplaires), ce n’est pas choquant. 

Nike Air Force 1 x Travis Scott, en édition limité, d’une valeur de 150€ au moment de sa sortie (2017), aujourd’hui d’une valeur de 900€ sur le marché de la revente.

Nike Air Force 1 x Travis Scott, en édition limité, d’une valeur de 150€ au moment de sa sortie (2017), aujourd’hui d’une valeur de 900€ sur le marché de la revente.

Dans un second temps, rassurons nous sur le fait que l’oeuvre ne soit pas (encore) passée en salle de vente où les prix peuvent rapidement s’envoler. Je pense très sincèrement qu’elle aurait pu atteindre le million de $ dans un joli combat de coq face au marteau des enchères. Enfin, il ne faut pas oublier que dans les 120.000$ est certainement comptée la part touchée par le galeriste (probablement la moitié pour vous donner une idée). Tout de même, soutenons le métier de galeriste et n’oublions pas que si l’artiste vend, c’est un peu grâce à lui. 

The End. 

Et voilà, c’est déjà la fin du film (bien qu’on aurait pu faire une version longue tellement il y a de choses à dire). C’est normalement à ce stade que l’on peut se permettre de donner son avis sur la qualité d’un film. Quoique, il est toujours intéressant de regarder l’impact que celui-ci peut avoir sur la société avant d’apporter son dernier jugement.

Si la saga Star Wars est un des plus grands succès au monde, c’est aussi parce qu’elle a influencé toute une génération et est devenue une véritable icône de la culture populaire. À voir l’engouement autour de la banane de Cattelan et les nombreux détournements déjà réalisés par des dizaines de marques (Carrefour, Burger King…) et des milliers d’internautes, peut-on dire qu’elle est devenue populaire ?

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Est-ce que finalement, le pari ne serait pas déjà gagné, quand une oeuvre d’art (aimé ou détestée) suscite l’intérêt des plus nombreux et fait réagir même les non-initiés ? Car c’est un peu (beaucoup) pour ça aussi, que l’art contemporain est incroyable. Il vient bouleverser notre quotidien et soyez-en sûr,  pas besoins d’être un expert en la matière pour se sentir concerné et avoir son mot à dire : en ce sens, la banane de Cattelan en est finalement le meilleur exemple ! 

Clara Herraiz